Haut-paays niçois,
Contre-Réforme, baroque nissart et route(s) du sel
Haut-pays niçois,
les routes du sel,
vecteurs de prospérité
Entre 350 et 830m, certains des villages de la région cultivent encore sur les flancs du massif gréseux des champs vert-bleu d'oliviers, s'ornementent sans souci paysagiste (le cadre de montagne se suffit à lui-même) des essences locales, cyprès, mimosa pour les moins élevés.
Plus haut sur la Vésubie, ce sont les essences habituelles de montagne moyenne qui prennent place avec une belle majesté.
Ces villages se situent tous plus ou moins directement sur la fameuse Route du Sel, au moins celle qui reliait Nice à Turin, parfois avec diverses variantes de parcours (voir la carte des itinéraires à la fin du 17ème siècle).
L'une empruntait plus ou moins la vallée de la Vésubie et transitait par St-Martin-Vésubie à l'ouest avec une variante par Lucéram, pour franchir les cols.
L'autre passait par Sospel, suivait la profonde vallée de la Roya à l'est et se dirigeait vers le col de Tende.
Les historiens savent retrouver les chemins usés par le passage des convois de mulets bâtés, comme dans cette illustration dans la vallée de la Roya.
Ces routes ont sans aucun doute contribué à la prospérité des villages traversés. La Route Royale a renforcé encore la richesse locale de certains d'entre eux, entre conflits et rivalités.
La plupart de ces villages ont bénéficié aussi souvent d'une relative autonomie administrative au sein du comté de Nice, dans la longue période du duché de Savoie et parfois même dès le Moyen-Âge.
Leur identité, leur originalité, leur appétit d'indépendance en ont été formés et renforcés.
Oui, mais pourquoi le sel?
Le sel vital
D'abord le sel est indispensable à la vie des cellules des organismes vivants, sous la forme bien connue du chlorure de sodium (NaCl). Il est en particulier nécessaire à la digestion, au fonctionnement du système nerveux, à la régulation du volume sanguin.
Ainsi encore de nos jours, les animaux herbivores mangent des blocs de sel quand on leur en offre l'occasion dans les pâturages (voir la carte publicitaire pour le sel "Au Lion").
Les chasseurs préhistoriques en trouvaient naturellement dans les gibiers tués.
Mais devenus sédentaires, agriculteurs, et donc consommant moins de viande, le besoin de sel (mais qui sait de quelle manière?) leur est devenu impérieux dans la vie quotidienne.
Le sel, conservateur naturel
Depuis longtemps aussi, l'homme s'est demandé comment conserver ses aliments entre la production (chasse, récolte, saisonnière ou ponctuelle...) et la consommation de survie (forcément continue),... bien avant de connaître le réfrigérateur.
C'est encore le même sel qui a apporté pendant des millénaires (depuis 6000 à 4000 avant JC jusqu'au 19ème siècle) la réponse à cette question, s'ajoutant au premier besoin vital.
Le sel dans lequel on enrobe les aliments à conserver déshydrate en effet ceux-ci.
Cela faisant, il inhibe le développement des micro-organismes qui les dégradent, et stoppe celui des bactéries à l'origine de la fermentation quand le taux de sel est supérieur à 15%.
Enluminure sur le sentier des gabelous
Le radeur, officier de gabelle (douanier du sel), mesure le sel en le rasant sur le minot (qui n'est pas un gamin de Marseille)
A Guérande
Une caravane du sel au repos
Parmi les denrées troquées, le riz de la plaine du Pô représentait une part importante.
Il aurait été introduit ou développé par les moines cisterciens au 12ème (d'autres sources disent le 14ème) siècle, chargés de valoriser l'immense delta insalubre.
Au 15ème siècle, Léonard de Vinci, encore lui, est chargé d'organiser le système hydraulique pour la culture du riz de la région.
Pour notre région visitée, la production de sel se faisait aux "salines de Hyères".
Avec barges à fond plat, le sel, acheminé par voie maritime jusqu'à Nice, était repris par des caravanes de mulets.
Elles partaient lentement le long de la vallée du Paillon vers les cols des Alpes pour atteindre Turin. Chaque mulet portait en moyenne 80 kg de sel réparti entre plusieurs sacs de jute.
St-Martin-Vésubie, alors nommée St-Martin-Lantosque, a vu jusqu'à 10000 mulets par an passer par là au 15ème siècle.
La ville est alors un lieu de stockage important. Sa prospérité est assurée.
Le passage des cols n'est possible au mieux qu'entre juillet et septembre, en empruntant la vallée de la Gordolasque ou bien celle du Boréon. Le col le plus accessible était celui de la Madone des Fenestres.
Le passage par le col de Tende aménagé ensuite, plus accessible au long de l'année par la vallée de la Roya (vers Saorge dans l'illustration jointe) contribuera au déclin relatif de St-Martin au profit notamment de Sospel.
En outre, l'aliment déshydraté perd du poids et du volume, ce qui facilite son transport et son stockage.
Dès lors, la consommation de sel s'est fortement accrue. Il a donc fallu trouver les chemins d'approvisionnement de la précieuse denrée depuis les sites de production.
Si précieuse même qu'on l'utilisait comme monnaie de paiement, et que c'est à son nom qu'on doit celui de "salaire".
Les armées romaines de César "conservaient olives, radis, et autres légumes dans la saumure, ce qui a donné le mot salade, qui signifie "mets salé"."
Contre-Réforme et baroque nissart
Malgré de fréquentes vicissitudes historiques, cette prospérité acquise du 16 au 18ème siècle s'est traduite et s'illustre encore par l'art baroque.
En effet, le duché de Savoie, bientôt royaume de Piémont-Sardaigne, ancré dans le catholicisme devient même une branche locale des Ligueurs, et s'oppose vigoureusement à la Réforme protestante.
Calvin par Le Titien
En réaction à la proximité du fief-refuge genevois de Calvin, le duché va appliquer en son sein plus qu'ailleurs la Contre-Réforme.
Sur le plan des arts, le baroque qui en est l'une de ses manifestations, trouve ici l'une de ses terres d'élection.
Eglise St-Pierre-de-Vienne en Autriche, exemple de baroque du 18ème
Dans nos villages visités en tout cas, si l'imprégnation baroque a marqué l'architecture, elle l'a fait avec un peu moins de démesure et d'excès que ceux qu'on peut constater ailleurs (exemple de l'église autrichienne St-Pierre-de-Vienne).
Souvent, l'église plus ancienne a été "baroquisée" dans ses décorations intérieures, ou bien l'église baroque a été construite en gardant le clocher carré ancien, sombre et sévère, coiffé d'un toit pyramidal, comme à Coaraze ou à Belvédère.
Contrepoint original au déferlement baroque, la Chapelle Bleue de Coaraze, à flanc du massif de grès au-dessus du bourg arbore comme girouette le fameux lézard qui selon la légende explique la toponymie du village ("queue rase" ou "queue coupée").
On remarque ici que le lézard est représenté encore entier, avant l'autotomie, ou alors après que la queue abandonnée ait repoussé...
Pour visiter la chapelle, il faut obtenir le prêt de la clé de la sympathique tenancière du bar central du village ; et bien sûr ne pas oublier de la lui rendre à la redescente.
L'art baroque
Le baroque (ainsi nommé rétrospectivement et péjorativement au 18ème siècle, qui signifie en portugais "perle difforme" ou "perle irrégulière"), naît en effet au 16ème siècle du Concile de Trente (1542 à 1563), en même temps qu'est fondé l'ordre des Jésuites.
Tout cela pour combattre le Protestantisme et reconvertir à la foi romaine ceux qui ont adopté la religion réformée.
A l'expression artistique sévère et austère de la Réforme qu'incarne le visage pâle, émacié et ascétique de Calvin, il fallait opposer un art en mesure de "reconquérir les âmes", d'impressionner les brebis égarées, par la démonstration de l'expression de la puissance du "Dieu catholique".
L'art baroque en est le vecteur.
On peut en caricaturant, car la réalité est toujours plus nuancée, se demander si l'art baroque aurait existé sans Calvin et la Réforme luthérienne. Ou bien ce qu'il aurait été sans cette poussée contre-réformiste.
Dès le Concile de Trente, donc vers la fin du 16ème siècle, l'art baroque va se développer jusqu'au début du 18ème.
Le spectaculaire, le plus émotionnel, doivent surprendre les fidèles, les éblouir, les bouleverser, pour les ramener dans le giron du catholicisme.
Pour montrer la puissance de l'Eglise catholique face à la Réforme, le style baroque se caractérise alors depuis l'Italie où il naît, par la liberté des formes, une profusion des ornements, la dimension des oeuvres souvent démesurées. Il osera de nouvelles couleurs, de nouveaux matériaux, incarnera les sentiments intérieurs des personnages représentés, la passion de l'âme, "l'extase religieuse exacerbée".
Les artistes créent un univers fantasque, où l'on tire parti avec intensité des jeux de lumière, des contrastes, où véritablement on "met en scène", où l'on pare d'or, où l'on exploite la malléabilité des stucs.
On fera aussi appel à la technique très saisissante du trompe-l'oeil.
Comparativement, en France, si l'essor du baroque commence sous Henri IV puis Marie de Médicis, il est boudé par Louis XIV.
Dans son essor majeur, non seulement on crée des oeuvres sacrées (églises, chapelles, orgues,...) et profanes (palais, portes, fontaines, fortifications,...) baroques, mais on "baroquise" aussi les lieux sacrés plus anciens.
Puis plus tard, ces démesures atteindront leur paroxysme et se dévoieront avec le style rococo.
Cet art offre parfois même un peu de belle simplicité dans certaines chapelles, d'autres fois développe des places, des façades plus riches et colorées, des clochers de tuiles vernies.
Probablement selon le niveau local de prospérité et de richesse du clergé et de la noblesse.
Peut-être finalement est-ce ce que les spécialistes nomment l'art "nissart-ligure" ou encore autrement "l'art baroque alpin ou piémontais"
Il en reste une identité très marquée, attachante, rehaussée par la pureté d'un ciel constant.
Ce sont d'abord les matériaux locaux qu'on utilise : chaux, sable de torrent, bois ( épicéa, mélèze, ...), la pierre, d'abord locale, puis extraite plus loin.
Faute de temps, à cause de travaux en cours ou bien parce que le site est simplement inaccessible, nous ne verrons pas l'intérieur des églises de Piène-Haute, de La Bollène-Vésubie, ni de Lucéram ou de Belvédère.
Ce sont en tout cas les deux ou trois églises visitées à St-Martin-Vésubie qui présentent le plus de foisonnement baroque.
Signe de l'opulence de la ville dans le passé, plus encore que Sospel par exemple?
Même la chapelle de la Miséricorde en contrebas latéral gauche quand on descend la rue centrale du Docteur Cagnoli avec sa façade assez simple recèle un autel à colonnes torsadées dont la décoration semble une variation de stucs beurre frais (ou chantilly meringué selon l'humeur gourmande du moment) bien chargés.
Les grandes fresques camaïeu à l'intérieur, fortement expressives représentent des scènes de la vie du Christ. Elles sont peintes en 1962 par Angelo Ponce de Leon, en même temps que d'autres artistes notoires réalisent de beaux cadrans solaires.
C'est cette tonalité qui a conduit à renommer la chapelle, que les habitant appelaient auparavant autrement.
L'un des anciens noms est ND-du-Gressier. Il fait écho au grès du massif, sur lequel, autour de la chapelle -pas encore bleue- les habitants venaient, dit-on, faire sécher des figues.