Au Québec, en route vers Stoneham
Repartons encore, cette fois pour bientôt fermer la boucle en direction de Québec.
Ce sera d'abord en s'arrêtant à Stoneham.
Depuis Dam-en-Terre, par la 169, la végétation est encore mixte et mêle agréablement érables, bouleaux, épinettes, et bien d'autres essences.
Puis, l'altitude croît, quitte l'effondrement du lac à 150 m pour atteindre bientôt 800 m.
Le ruban de bitume luisant de rosée matinale ou d'une averse nocturne ondule sur les pentes des Laurentides, et n'est plus encadré que par d'immenses forêts d'épinettes, denses et sombres comme un tapis inextricable que franchissent pourtant les orignaux, dont la présence est signalée par de grands panneaux "risque élevé".
Et luisent aussi comme des toiles d'araignées du matin les fils électriques qui bordent la route de part et d'autre. La voie de transport haute tension suit en parallèle le même chemin vers le Sud.
Le ciel chargé concourt à ce paysage monochrome, sombre comme mauvaise augure, presque lugubre.
L'air est frais, bientôt froid, pas plus de 3 à 4°C.
Dans de longs travaux encore parfois inachevés, une bande de 20 à 40 m de large est dégagée de part et d'autre de la route, et se trouve délimitée à l'orée artificielle ainsi créée par une interminable barrière probablement destinée à éviter que la "grande faune" ne vienne perturber la circulation.
Puis parmi les quelques lacs rencontrés, en voici un à droite où règne une certaine animation, et où convergent de puissants pick-ups. Nous nous engageons sur le chemin qui longe le lac et se dirige vers quelques maisons étagées sur la pente au-dessus de la rive.
Le lac s'appelle Clarence-Gagnon. Le site est un point de rdv de chasseurs d'orignaux. D'après Radio- Canada, la chasse est ouverte depuis ici la veille de notre passage, donc le 24 septembre, et se termine le 14 octobre ; alors même qu'un panneau indique ailleurs la période du 31 août au 16 octobre. En tout cas, la chasse bat son plein.
Les chasseurs n'ont pas perdu de temps ; soudain en effet, à grand renfort de coups de klaxon déboule un pick-up sur le plateau duquel est attaché un orignal tué.
Parmi la jeune population des chasseurs, heureux comme des enfants, règne un climat de fête où la bière coule à flots au point d'en imprégner l'atmosphère ambiante. Débonnaires, ils nous laissent prendre quelques photos de l'animal tué, dont le torse puissant se prolonge de cette tête empanachée de bois impressionnants. L'un des chasseurs estime à 4 ans l'âge de l'animal.
Il était donc écrit que le seul orignal que nous aurons vu de tout notre séjour soit un orignal mort.
Puis plus loin sur la 169, voici "le dépanneur". Encore un beau mot québécois, qui signifie ici un magasin ouvert à des heures inhabituelles, parfois même toute la nuit, et où on va pour se dépanner pour tel ou tel produit de consommation courante qui vient à manquer. Un peu le magasin arabe à Paris, mais moins contraint par la réglementation sociale ; on l'appelle aussi "couche tard". Elle est pas belle la langue ainsi utilisée?
Là, sur la route 169, c'est plutôt une station service qui est aussi grande épicerie.
Avec le ciel qui s'éclaire un peu, poursuivant notre route vers le Sud, nous rejoignons la 175. Malgré l'altitude qui atteint les 900 m, les points de vue de ces courtes montagnes usées offrent souvent de beaux panoramas.
Auparavant, nous longerons le grand parc de la Jacques Cartier, vers lequel nous reviendrons depuis Stoneham.
En continuité, la 175, déjà à 4 voies, devient autoroute 73 à Stoneham même, ce qui met cette petite station de ski à 20 mn de Québec.
Voici donc Stoneham, très coquette station ; mais qui propose ses modernes et grands "condo" à longueur d'année aussi. Là encore, tout comme les équipements, l'espace est remarquable, sur deux niveaux, à flanc de pente.
Au Québec, Stoneham-et-Tewkesbury
Cette municipalité, nommée aujourd'hui Stoneham-et-Tewkesbury, est fondée par des immigrés anglais à la fin du 18ème siècle. Même si Tewkesbury accueille les premiers colons, elle stagne au début ; Stoneham, sa voisine, occupée en 1790 prend plus d'extension malgré la pauvreté des sols. Mais au total, il faut attendre les années 1820 et l'arrivée d'immigrants irlandais, écossais et anglais chassés par la récession des Îles Britanniques notamment à cause du Blocus Continental de Napoléon, pour que le site commence à se développer.
L'implantation protestante se fait surtout à Stoneham, dont il reste une chapelle datant de 1839, alors que Tewkesbury sera majoritairement catholique avec les irlandais et les canadiens français.
L'église catholique, plus imposante, et son beau presbytère seront construits après l'incendie d'une 1ère église en 1911.
Stoneham est sur la rivière des Hurons qui file au sud vers le lac Delage avec un débit faible donc difficile à utiliser pour le flottage. Alors que Tewkesbury, sur la grande rivière Jacques Cartier juste à l'ouest, se prête beaucoup mieux à la drave, et permet d'atteindre dans la même direction mais plus au sud le St-Laurent à Donnacona (du nom de ce chef indien à l'époque de Champlain), à mi-chemin entre Québec et Trois-Rivières.
Puis vient à Stoneham la voie ferrée qui fait sauter le verrou de l'acheminement forestier ; alors affluent là aussi irlandais et canadiens français.
Toutes deux sont finalement unies administrativement en 1855.
La route 175 puis l'autoroute 73, le développement de la station de ski avec ses 39 pistes, le déclin de l'industrie du bois, la proximité de la capitale conduisent à faire du site un lieu presque exclusivement touristique et de loisirs, que la création difficile du Parc de la Jacques Cartier juste au Nord vient compléter avec réussite.
En cette saison où commencent à flamboyer les érables, toute la beauté du site s'étale en splendeur, autour de superbes mais parfois trop sévères chalets modernes, actuellement plutôt inoccupés, ainsi que dans les sous-bois agréables dont les faciles chemins de randonnée sinuent auprès de petits torrents.
A quelques kilomètres de là, après avoir emprunté une route étroite, sinueuse et très vallonnée, le site en terrasse de l'église de Tewkesbury au-dessus de la rivière Jacques Cartier fait resurgir un souvenir d'il y a 50 ans. La pente forte qui en précède l'accès précipite la vue en contrebas mais s'emmêle dans les câbles qui barrent le paysage. Dommage.
La rivière dont on aperçoit un méandre s'écoule en tranquille majesté ; j'avais le souvenir d'une courbe plus marquée, d'un lit plus rocailleux, impétueux, moins docile. Peut-être une autre saison? En tout cas un autre temps.
Mais la beauté du cadre est là, miraculeusement intacte, petit choc émotionnel du souvenir, étonnamment intact, qui resurgit et reconnaît le cadre à travers l'épaisseur des années. Nous y étions venus de Québec probablement une fin de semaine, pour un périple qui nous paraissait alors presque trop long, avec au bout cette belle satisfaction, de celles qui s'impriment dans le cerveau.
L'église est construite en 1957. Elle est proche d'une ancienne maison colorée, dont le toit en dos d'âne présente une patine usée qui a le charme de l'authenticité, même si on ne sait trop ce qu'elle doit au manque d'entretien ou bien à une volonté délibérée de "faire ancien". Là aussi, les câbles aériens gâchent la vue.
La route à droite, qui est un très long cul-de-sac, mène sur la rive de la Jacques Cartier, entre de belles prairies à l'herbe dense comme un tapis épais, parfaitement délimitées par des clôtures bien entretenues, et des fermes coquettes. Avec un aspect rustique véritable, très agréable.
Comment imaginer dans ce monde bien ordonné, organisé, qui semble si fonctionnel, au charme aussi champêtre et bucolique que celui de nos campagnes des climats tempérés, que viendra bientôt la mort blanche, le manteau glacé qui gommera tout?
Au Québec, le parc de la Jacques Cartier
Maintenant, le parc de la (rivière) Jacques Cartier, celui où passe la grande rivière venue du Nord.
La belle et assez régulière vallée glaciaire en auge bien usée, profonde d'environ 500 m, est l'ossature de ce parc sur environ 40 km Nord-Sud.
Si l'on peut dire que le St-Laurent est un immense estuaire ouvert même jusqu'à Québec, si le Saguenay s'encaisse entre les hauteurs d'un fjord profond et sauvage, la rivière Jacques Cartier est quant à elle une voie royale, singulière et somptueuse au travers du massif des Laurentides.
En cette saison, elle est parfois un torrent, d'autres fois forme des biefs d'un calme parfait.
Mais la création du parc est encore considérée par ses promoteurs-fondateurs comme résultant d'un affrontement, nommé en son temps la "bataille de la Jacques Cartier" par les journalistes.
La rivière a été originellement le terrain de pêche et de chasse des autochtones, qui la nommaient "la rivière qui vient de loin" (environ 170 km de longueur), aussi bien pour les Hurons Wendats que pour les Ilnuatsh Montagnais du lac St-Jean qui amenaient par là leurs peaux au sud à Stadacona, futur Québec. Ils appelaient ainsi la rivière "Lahdaweoole" ou "Lackdaweole".
Elle est nommée en 1632 par Champlain "la Rivière des Esturgeons & des Saumons", puis c'est par là que l'on dit que les Jésuites partaient en mission vers le lac St-Jean pour acheminer de 1673 à 1703 des marchandises et des animaux domestiques vers leur mission de Métabetchouan, guidés par les Hurons d'abord puis par les Innus (Montagnais) qui prenaient le relais ensuite. Mais aucune trace de ces voyages d'hiver ne semble encore avoir été retrouvée.
Puis à partir de la 2nde moitié du 18ème siècle jusqu'en... 1975 (!!), l'exploitation des forêts des plateaux prend la main, et la rivière achemine les troncs par flottage jusqu'aux scieries du Sud.
En 1895 est créée la Réserve faunique des Laurentides pour la pêche, la chasse et les loisirs, sans pour autant que le site soit "sanctuarisé". C'est un succès qui prend plus encore d'expansion avec la création de routes vers le lac St-Jean. Ainsi, on parle du "Club Caché", club de pêche de la fin du 19ème, dont le nom ne dissimule pas quelque club clandestin mais reprend celui de la rivière Cachée, petit affluent de la Jacques Cartier dans le Parc.
Au 20ème siècle, l'industrialisation du pays se poursuit avec la construction à tout va de barrages hydro-électriques. Et c'est en 1972 que Hydro-Québec, déjà puissante il y a 50 ans, envisage de harnacher la rivière avec un grand barrage (projet Champigny) qui inonderait la vallée.
La réaction de la population s'opposant à ce projet éco-destructeur est aussitôt radicale et se manifeste par la création du CCJC (Comité pour la Conservation de la Jacques Cartier). Sous la pression, le projet est finalement abandonné en 1981, en même temps qu'est créé le Parc national de la Jacques Cartier, 671 km², accessible au public pour les loisirs, l'éducation, tout en préservant scrupuleusement le milieu naturel.
Le Parc est aujourd'hui une réussite remarquable. Bravo aux écolos avant l'heure!!
Notre visite se concrétise ce jour-là par une randonnée sur le sentier de l'Eperon, un mont à la confluence entre la Jacques Cartier la rivière à l'Epaule. Mont si abrupt (474 m) en certains points qu'il a donné son nom au sentier ; auparavant, il s'appelait le mont de l'Epaule, à cause de la rivière, mais peut-être aussi de son relief en deltoïde?
Bien nous a pris de démarrer "à l'envers" des flèches, par la pente qui monte plutôt lentement, au-dessus de la rivière l'Epaule, que l'on entend longtemps gronder jusqu'à ce que, progressivement, on s'en éloigne et on franchisse la haute crête du sous-bois du côté de la Jacques Cartier. La fin de la boucle dans notre sens est en effet particulièrement abrupte, aménagée en échelles et terrasses de bois, avant de retrouver la vallée.
en avant!
L'Epaule est à droite
en avant!
en chemin
et voici la Jacques Cartier en majesté
presque de retour au point de départ
On imagine ce qu'auraient été nos efforts si nous avions commencé la boucle dans ce sens-là. Laissons cela à de plus jeunes coeurs, qui d'ailleurs ne manquaient pas ce jour-là.
en chemin
Pendant cette tonique marche, nous croisons un écureuil téméraire et curieux de notre passage, qui joue avec nous une sorte de cache-cache, tournant autour du tronc épais d'un sapin à mesure que nous nous déplaçons, puis qui s'enfuit comme il était venu.
En voiture, nous poursuivons un peu la route qui longe la Jacques Cartier, jusqu'à sa confluence avec la rivière Sautauriski, en amont.
Calme parfait, un animal sombre et agile fuit dans le sous-bois épais.
Dans le bief naturel, de longues pirogues sont amarrées ; ce sont des "rabaskas" (ci-dessus une illustration de Frances Anne Hopkins de 1879), avec lesquelles il est possible de parcourir une partie de la rivière ; un rêve que nous n'aurons pas le temps de concrétiser.
Le mot rabaska est une altération québécoise du mot amérindien "Athapaskaw", commun aux langues des Algonquins et des Cris. Il signifiait "herbes et roseaux ici et là".
Un rabaska fait environ 10 m de long, par 1,5 m de large, et peut contenir jusqu'à 10 hommes.
C'était un bateau rapide et robuste mais à tirant d'eau élevé, donc qui échouait dans les rapides. Les rameurs de proue devaient alors sauter à l'eau rapidement pour dégager l'embarcation.
C'était le moyen privilégié pour les déplacements, le commerce des peaux, le ravitaillement, l'exploration.
L'euphorie du parcours dans l'air vif, la contemplation de ces somptueux paysages parfaitement conservés, la pureté de la lumière sont une tranquille fascination à laquelle il est difficile de s'arracher.
Carpe diem, car demain sera peut-être pire ; mais on veut bien subir le pire, pourvu qu'il soit comme celui-là.