L'impassible silence
du Grand Canyon
Sur le chemin de Las Vegas vers Tusayan, notre prochaine étape vers le Grand Canyon, la traversée d'une petite partie nord du Désert Mojave quelque part sur les plateaux au-dessus du lac Mead fait de notre habitacle pourtant climatisé un four provisoire.
Le tableau de bord indique 109° Farenheit, près de 43°C.
On se souvient qu'on passe des degrés Farenheit aux degrés Celsius (ou Centigrades) par la simple équation :
°C = (°F-32)/1,8
et à l'inverse °F = 1,8x°C + 32
C'est précisément en traversant le fleuve Colorado qui se dirige vers le sud en direction du Golfe de Californie depuis le lac Mead que l'on franchit la frontière entre le Nevada et l'Arizona où nous entrons maintenant.
Un des cas peu fréquents des USA où la frontière entre deux états n'est ni un méridien ni un parallèle, mais le contour naturel d'un fleuve.
Quelques dizaines de miles plus à l'est, le plateau reverdit un peu, se fait court maquis, et la route domine une immense plaine latérale près du village de Kingman.
Une plaine qui tremblait jadis peut-être du grondement des troupeaux de bisons au galop.
Après avoir quitté la route 93, puis bifurqué sur la 40, un arrêt à mi-journée nous conduit inopinément sur l'une des portions encore présentes de la mythique route 66.
Là se situe le village de Seligman en Arizona, après avoir quitté le Nevada et ses écrasantes chaleurs.
Ce hameau entretient, sous l'impulsion intiale d'Angel Delgadillo le barbier, un vaste musée bric-à-brac avec notamment des véhicules récupérés de bric et de broc qui rappelle les passés glorieux des années 30 à 80.
Amusant et très fréquenté, tout en restant bon enfant, il n'a pas d'autre prétention culturelle que de raviver la mémoire ; et y parvient avec une franche simplicité.
On imagine sans peine, au milieu d’immenses champs environnants vite désertiques au-delà d’une frange de prairie rase de part et d'autre de la route, les contrées que traversaient les pionniers initiaux (la 66 restait à créer), puis les miséreux lors de la Grande Dépression de 1930, sur l'axe ferroviaire qui passait là depuis 1866.
Le bouclier dont l’immensité des plateaux masque les trésors géologiques semble sans fin, au point que comme en mer, sa monotonie courbe finit par illustrer la rotondité de la terre.
Jusqu’à ce qu’un « rim », un bord de précipice profond ne les dévoile brutalement (ci-dessous "Green River Overlook" dans le parc de Canyon Land au nord de Moab).
D’immenses troupeaux de bisons en mouvement ébranlaient la roche ; impossible d'arrêter l'énorme mouvement qui n'oblique au bord du rim qu'au dernier moment, sacrifiant les meneurs qui, droit devant, mufles fumants, chutent faute d'avoir vu l'abîme assez tôt.
Ainsi, la route 94 longe le bord sud (le « south rim ») du Grand Canyon en allant vers l’est, sur le grand plateau nommé Colorado à plus de 2000 mètres d'altitude, celui dans lequel le fleuve du même nom a accompli ces fantastiques érosions en quelques millions d'années.
Quelques parkings en balcon sont le premier contact avec le fabuleux abîme.
Emotion primale, et l'on savoure à vastes respirations les inconcevables et mythiques panoramas.
Une certitude, dans ce silence impassible, aucun appareil photo, le meilleur soit-il ne saura jamais en rendre la beauté.
Parfois la route s’éloigne du bord, laisse l’espace à de courtes forêts de sortes de chênes et d’autres essences des climats arides, dans lesquelles déambulent les fameuses antilopes locales, du côté de la « Coconino Forest ».
A cette occasion, nous nous arrêtons pour capturer en photo (et non au lasso) un tranquille petit troupeau, à peine effarouché à 30 mètres en retrait de la route.
Et voilà qu'au redémarrage, la boîte à vitesse automatique de notre Toyota Corolla se bloque.
Impossible de déplacer le levier de la position P ("park") et de passer sur la marche avant ou arrière.
Mon « sauveteur » US entend, et me répond… en français ! Quelle aventure chers auditeurs aurait dit Bellemare !! Si le ridicule tuait, j’aurais déjà trépassé plusieurs fois.
Sans pour autant que je comprenne la raison de mon blocage. Si bien qu’à d’autres occasions, conducteur maudit, je reproduis le même stupide schéma, débloqué par Marlène à nouveau.
Hola! Bidochon te voilà bien coincé! Le compulsif nerveux devient irascible. Colère, consternation, mais que va-t-on faire tout seuls sur la route, et sans même l’outil greffon moderne, le téléphone mobile (hé oui, un comble)?
Alors, Bidochon va solliciter dans son anglais approximatif une famille arrêtée plus loin dans son véhicule.
Mais Marlène se met au volant du nôtre, et soudain le pouce levé me crie « ça marche ! » ; avec une désarmante facilité, elle qui refuse de conduire une voiture automatique.
Jusqu’à ce que, quelques jours plus tard et 800 miles plus loin, enfin la raison me vienne : pour déplacer librement le levier, il faut en même temps appuyer sur la pédale du frein.
Logique, pour éviter que malencontreusement, le véhicule ne se déplace intempestivement dans un sens ou dans l’autre quand on bouge le levier...
Mais il fallait que ça parvienne au lobe gauche du cerveau bientôt octogénaire, après avoir franchi bien des circonvolutions...
Poursuivant plus vers l'est le long de l'abîme, voici un autre point de vue, le "Desert View Watchtower" où une moderne architecte US, Mary Colter a dressé en 1932 une tour ronde qui serait faite de pierres dans le vrai style indien, celui des anciens Peuples Pueblos, mais de taille beaucoup plus monumentale.
On y apprend que le Grand Canyon, large de presque 30 km d'un bord à l'autre dans sa partie la plus évasée, se rétrécit pafois à 5 km, et s'étire en sinuant sur 446 km entre Lee's Ferry (au sud de Page) et Grand Wash Cliffs, autrement dit entre le lac Powell et le lac Mead.
Sa profondeur atteint 1600 mètres sur une portion de 16 km ; la minuscule rivière Colorado tout au fond est large de 90 mètres.
la rivière Colorado
Le caractère tout à fait exceptionnel de cette gigantesque formation géologique justifie de le classer au patrimoine mondial de l'Humanité par l'UNESCO.
Voici ce qu'en dit l'Organisation :
".... ses sinuosités résultent de six millions d’années d’activité géologique et d’érosion causée par les eaux du Colorado sur la croûte terrestre soulevée.
Fort de sa réputation et de sa beauté naturelle exceptionnelle, le Grand Canyon est considéré comme l’un des paysages les plus puissants du monde sur le plan visuel.
Il doit son renom au caractère vertigineux de ses profondeurs, à ses buttes en forme de temples, de pointes et autres mesas qui donnent l’impression d’être des montagnes et à sa topographie aussi vaste que multicolore et labyrinthique.
Le parc recèle parmi ses merveilles naturelles des hauts plateaux, des plaines, des déserts, des forêts, des cônes de cendres, des coulées de lave, des cours d’eau, des cascades et l’une des plus grandes rivières d’eaux vives d’Amérique.
Les strates horizontales du canyon retracent 2 milliards d’années d’histoire géologique et illustrent les quatre grandes ères géologiques qui la composent., du Précambrien au Cénozoïque.
Les périodes précambrienne et paléozoïque sont particulièrement visibles sur les parois du canyon et présentent une forte concentration de fossiles.
De nombreuses grottes abritent des fossiles et des vestiges fauniques qui étendent le registre paléontologique jusqu’au Pléistocène."
Mais que l'on ne se méprenne pas.
L'essentiel est ailleurs : la véritable attraction, le clou du spectacle est en réalité ici dans le grand parking, ces deux Chevrolet nez à nez dont l'une appartient, peut-être, à une fille.