à Hauterives dans la Drôme, en France,
le "palais idéal" de Ferdinand Cheval,
facteur rural
(visite fin juillet 2021)
Dans la Drôme, un homme obstiné érige une oeuvre unique à partir des années 1880.
Il n’est pas issu d’un milieu bien né ; fils de paysan, la seule cuillère qu’il ait eu dans la bouche à sa naissance en 1836 n’est pas d’or mais de bois.
Son palais, il en a déjà rêvé, de ses lectures des revues qu'il distribue.
Il bute un jour du pied, dans sa tournée, sur un caillou si particulier qu’il y voit la première pierre de son édifice-Graal. Ce sera sa pierre d'achoppement.
Alors, à 43 ans, il n'aura de cesse de réaliser son "palais idéal", habité d’une volonté de le construire qui devait s’appuyer sur la conviction inébranlable de son génie.
Rien ne le dévie de son œuvre sur plus de 33 ans de sa vie.
C’est Ferdinand Cheval, le « facteur Cheval ».
Comme ses contemporains, devant l'objectif, Ferdinand ne pose pas : il est.
Farouche, droit, entier.
A l'exact opposé des immondes selfies, narcisses ubiques et instantanés d'aujourd'hui.
Hauterives ; un coquet village, sur un plateau à l'est du Rhône, entre Valence et Romans.
Il doit aujourd’hui beaucoup de sa prospérité à ce palais, sur les bords de la charmante rivière Galaure venue de l'Isère, qui rejoint le Rhône vers le sud-ouest à St-Vallier.
Coquet, agréable et banal, rue principale traversante, une porte médiévale, seul vestige d'une enceinte fortifiée...
Et si la statue du général de Miribel, aristocrate assez réactionnaire, voire anti-républicain, mort ici, plastronne sur le carrefour d'entrée au pied de l'église, la gloire, bien méritée, n'est qu'à son contemporain le modeste facteur.
Là, dans la courte et plate vallée en contrebas de la rue principale était le jardin de Ferdinand Cheval, où il érige son oeuvre, fada du village en son temps, que ses voisins appelaient le "pauvre fou".
Son œuvre-palais n’est pas un délire absurde et échevelé, mais réfléchi, foisonnant, inspiré largement par ses lectures assoiffées des catalogues mais surtout des rares revues de l’époque qu’il livrait dans la campagne, "Magasin pittoresque", "Revue Illustrée"...
On reconnaît dans son ouvrage l’inspiration des palais d’Inde, peut-être d’Angkor-Vat, mais on peut y voir aussi selon l’optimisme du moment les branches mortes de forêts figées qui resteraient d’un village inondé par un lac de barrage, ou au contraire les flammes d’un feu de joie sacré.
Ce sont des terrasses, des "chemins de ronde", de petites galeries basses, des calices de pierre qui peuvent aussi être palmiers ou torche de flammes, d’immenses personnages, et de multiples représentations naïves et fortes d’un bestiaire varié, des gargouilles ricanantes et maladroites.
Aucune surface n’est laissée nue.
Le tout concentré sur 25 mètres de long, pas plus de 10 mètres en sa plus grande largeur, et autant en hauteur.
Modeste et immense. Eblouissant dans la belle lumière de fin juillet.
Particulièrement quand on le contemple depuis une sorte de perron-terrasse isolé qu'il a fabriqué de sa main, sous lequel il a figuré un cadran solaire.
Une fascination presque stupéfaite, une puissante impression de sérénité et d’harmonie, très attachante, que l’on doit probablement à la mise en scène du palais bien dégagé au centre d’un espace largement dimensionné, aéré, qui fut le pauvre jardin du facteur.
L’atmosphère est celle d’un lieu heureux, enthousiasmant, souriant, exaltant, étonnant, qui interroge, parfois émeut.
Une magnifique utopie, l’exultation d’un désordre onirique très organisé, la transcription aboutie d’une passion, le grandiose à échelle humaine.
Loin de stupides insultes dont fut qualifiée son œuvre et du mépris de l'auteur de la part des technocrates académistes de la "Culture" des années 60, leur ministre André Malraux estimait à juste titre le palais comme une œuvre d’art exceptionnelle et le fait classer en 1969.
Malraux le mythomane et ses tics d'ancien cocaïnomane, destructeur de bas-reliefs, voleur d'antiquités sacrées khmères, reconnaissait peut-être ici l'inspiration d'Angkor Vat et chez Ferdinand un peu de son propre bouillonnant délire.
Pour les enfants, c'est une magique attraction, de découvertes, de surprises et d’élan vers le rêve, la joie et la liberté.
Une partie de la maison qui jouxte le palais, à côté de l’allée d’entrée est aussi son œuvre, sa villa, la Villa Alicius.
A droite de la voûte, sous le perron, un poème parmi d'autres lui rend hommage.
L'auteur en est son contemporain tardif, qui s'intitule lui-même "le barde alpin", Emile Roux-Parassac, né à Sisteron en 1874. C'est lui qui aurait nommé l'oeuvre "palais idéal", ce que reprend ensuite Ferdinand.
Avec ici et là une mention amusémouvante : "défense d'écrire là-dessus".
Sa tombe est un autre remarquable délire.
Il la nomme superbement "le tombeau du silence et du repos sans fin".
A 1 km de son palais, on y va par des chemins buissonniers qui s’éloignent du village au travers de champs de maïs et de tournesols en fleur en cette saison.
Elle est un immanquable pignon à l’entrée du cimetière du village. Car il lui a été interdit d'être inhumé dans son palais.
Achevée en 1922, il lui faudra 8 ans pour la construire, après le "palais idéal".
Là prédominent des bras vibrionnant comme les courtes et innombrables tentacules d’un alien, ou des ceps de vigne enchevêtrés, peut-être des corps esquissés qui s'entortillent et tentent de se dégager d'un enfer inconnu, de vigoureuses racines qui spiralent, se recroquevillent, de robustes branches entre lesquelles dardent des têtes de serpent. Au bout desquelles parfois protubère... un oeil.
Le tout surmonté d'arcs, de couronnes triomphales, de lourds drapés derrière lesquels est le noir de l'enfer ; et deux grands épis qui encadrent la grille d'entrée du tombeau.
Avec un degré de plus mûr achèvement dans la sûreté des formes et leur équilibre.
Les commentaires, souvent innocemment rimés, les appels au lecteur qu’il écrit sur de nombreuses parois du "palais idéal" ne laissent pas de doute sur la puissante conviction qu'il avait de son génie.
L’indestructible foi en lui-même et son opiniâtreté, il les dit parfois mues par la croyance en dieu et la patrie, malgré d'inhumaines souffrances endurées, mais une santé à toute épreuve.
En préambule, sur l'extrémité nord-est, il lance comme un défi :
" 1872 1912
10 MILLE JOURNEES
93 MILLE HEURES
33 ANS D'EPREUVES
PLUS OPINIATRE
QUE MOI SE METTE
A L'OEUVRE"
et aussi, au pied des trois géants souriants : "Au champ du labeur, j'attends mon vainqueur".
Il prévoit, visionnaire, le succès de son oeuvre, et anticipe les consignes de sécurité pour la visite des enfants : "DEFENSE DE RIEN TOUCHER. Afin d'éviter les accidents, les parents sont priés de surveiller leurs enfants". Visites qui commencent dès 1905 à son initiative avisée.
Sur la façade nord-est, il inscrit : "D'un songe j'ai sorti la reine du monde". et aussi un peu de poésie naïve sur son inspiration.
Et à plusieurs reprises l'affirmation de son inaltérable détermination (dans un tunnel) : "Ma volonté a été aussi forte que ce roc" ou "En créant ce rocher, j'ai voulu prouver ce que peut la volonté".
Sa solitude et sa fierté : "Travail d'un seul homme".
Ou ailleurs celle d'universelle fraternité : "Tous les hommes de bien, tous les peuples sont frères, notre devise à nous est de les aimer tous".
Dans le passé, rois et clergé, incas, Grecs et pharaons bien avant, collectaient d'énormes subsides pour le travail de cohortes d'architectes, d'artisans, d'artistes, de bâtisseurs, tous mobilisés vers un seul but, produire de superbes monuments à leur gloire ou celle d'une entité divine.
Là, les moyens sont étiques : avec pour salaire celui d'employé à la Poste, il n'a fallu qu'une seule personne et sa vaillante brouette.
Et surtout du temps.
Mais aussi l'extraordinaire levier d'une ténacité indescriptible, d'une imagination totalement inspirée.
Les exégèses sont nombreuses sur le personnage et sa seule production, sur sa vie (film, livres). Certaines font l'objet du beau musée contigu.
D'autres viendront encore. Car subsiste toujours le mystère de la puissance inspiratrice et créative délivrant un tel ouvrage, exclusive d'une personne.
Sans même s’attarder sur le vain débat de la nature de son art : premier, brut, naïf ???
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