Bien sûr il y a Rome, la ville aux 7 collines, que l’on dit éternelle.
Une autre capitale se prévaut pourtant d'en posséder autant, Lisbonne la belle, langoureuse et charmeuse, une autre longue histoire face à l’océan. Parcourue en mai 2016.
1- Deux ou trois incontournables
Lisbonne, c’est bien sûr la ville du somptueux Monastère des Hiéronymites (Jeronimos), incroyablement chargé de motifs décoratifs inspirés par la mer, la nature, les végétaux et qui parachève l’architecture manuéline propre à la Renaissance lusitanienne…
… ainsi nommée parce qu'elle est créée sous le règne du roi Manuel 1er du Portugal (1495-1521).
A ce roi, on doit aussi, en aval sur la même rive du Tage la Tour de Belém, altier poste d’avant-garde à l’entrée de l’estuaire, autre symbole historique de la ville.
Toussaint 1755, vers 9h 40 : un terrifiant séisme détruit et tue. D'énorme ampleur, il est ressenti jusqu'en Scandinavie et en Afrique - 8,5 à 9 dans l’échelle de Richter -. L’épicentre était au large de Lisbonne. Il accumule pour les catholiques tant de désolations successives sur la ville en quelques heures à peine de ce jour funeste (secousse sismique, incendies destructeurs, retrait sidérant du fleuve suivi par un énorme tsunami) qu’ils ne peuvent manquer d'y voir la punition divine pour des péchés forcément d’une extrême gravité.
Mais ces deux monuments emblématiques érigés plus de deux siècles auparavant en sortent indemnes, presque seuls rescapés ; la Tour de Belém s'est pourtant rapprochée de la rive. Rassurés, ils y voient comme une sorte de miracle et de rédemption.
Pourtant l'évidence est là : de colossales tensions de l’écorce terrestre accumulées au cours de très longues périodes géologiques se sont libérées brutalement, provoquant ces catastrophes en chaîne ; et c'est à d'heureux concours de circonstances que l'on doit la pérennité de ces deux bâtiments.
Le marquis de Pombal (hommage lui est rendu au sommet de la moderne Avenue de la Liberté), ambitieux 1er ministre portugais et franc-maçon de ce Siècle de Lumières, reconstruit la ville, tout particulièrement les quartiers proches de la rive, en quadrilatères réguliers au sud du quartier Rossio, avec la belle Place du Commerce et son arc de triomphe qui l'ouvre en majesté. C'est aussi une tentative très inédite de recourir à des matériaux et des systèmes antisismiques.
Le nouveau quartier, érigé en deux décennies, sera nommé Baixa, et souvent, en hommage à Pombal, "Baixa Pombalina".
Un peu en aval, l’immense stèle, voisine de la Tour de Belém, le Monument des Découvertes, est érigée dans les années 60 par Salazar.
Imposant, lyrique et pompeux, il célèbre ceux qui, tout hardis navigateurs qu'ils aient été, allaient explorer le monde pour le compte du roi mais aussi pour le pape, cherchant à convertir les peuples et avides de richesse, qui allait se concrétiser immensément, notamment avec le sucre et l’or brésiliens (1). Sans vergogne.
(1) au 19ème siècle, le fils du roi Jean IV du Portugal devient empereur du Brésil sous le nom de Pierre 1er, mais dont il proclame l'indépendance en 1822 contre les Cortes, pour devenir pourtant plus tard roi du Portugal sous le nom de Pierre IV.
2- Les collines, deux ponts, des toits et des saveurs
Mais Lisbonne, ce sont surtout les collines abruptes qui se succèdent en vagues, comme un immense drap déployé par une gargantuesque lavandière.
Elles dominent l'estuaire du Tage (Tejo) qui bientôt se fait mer, happé par l’océan proche à l’horizon brumeux.
Leur topographie délimite plus ou moins les quartiers lisboètes dont le contour est aussi lié à l'histoire de la ville, Baixa, Chiado, Bairro Alto, Rossio, Alfama, Graça, Belém....
De vibrantes fenêtres s'ouvrent sur le vaste estuaire nommé « la mer de Paille » là où nous ne voyons qu’un bleu pâlot ; on dit que pour ce doré d'une moisson marine, il aurait fallu venir le soir au coucher du soleil.
Comme en un trait, la libellule rouge du premier pont suspendu (2 km) de Lisbonne survole le Tage.
Construit en 1960 sur le modèle du pont de San Francisco par une société américaine, il est nommé pont du 25 Avril après la Révolution des Œillets de 1974 ; auparavant bien sûr … pont Salazar, le nom attribué à la plupart des ouvrages monumentaux de cette période des années 60.
Presque menaçant, il plane au-dessus de la rive droite et du quartier au nom de légende, Alcantara, avec ses deux travées superposées, l'une pour la route, l'autre pour le rail au-dessous.
Un autre pont suspendu lui fait pourtant ombrage en amont, lointain vers l'est, dont les arches d'approche s'aperçoivent à peine depuis les collines par-dessus les grues portuaires.
Mais si, mais si, rapprochez-vous!
Il franchit le Tage depuis 1992 en plusieurs bonds pour une portée record de 12,3 km, là où l’estuaire paresse comme un vaste lac avant de se rétrécir vers l’ouest et le détroit final ; c’est le pont Vasco de Gama.
Certains férus d’anatomie ne manquent pas de comparer la topographie de l’estuaire à une vessie juste avant son urètre.
Chacun selon son envie.
La grande langoureuse se fait ici gitane, ailleurs sémillante, ou bien mélancolique, parfois impeccablement moderne et tendance, toujours séduisante.
Son irrésistible charme prend toute son intensité en parcourant ses collines, depuis ses belvédères, les fameux "miradouros", ces points hauts d'où l'on mire (et non plus d'où l'on surveille).
Avec la diversité d’agréables ruelles, qui s’enfoncent ou s’envolent,...
... des surprises modernes qui s’intègrent harmonieusement, en aval sur le Tage...
ou de manière originale par exemple dans le moderne métro, ici la station de l'aéroport...
... des œuvres de street art ou d'autres surprises qui contrastent et s’insèrent agréablement.
En d’autres endroits, la nature se réapproprie un peu la ville, jusque sur les bords des toits, là où l'entretien a pu faire défaut, ou a laissé libre cours à de sauvages inspirations.
Les couleurs discrètement chatoyantes des façades pastel qui courent sur les pentes et se déploient comme bannière au vent, les escaliers qui dévalent et prennent à contrepied, le linge séchant librement aux fenêtres, défi populaire et fripon, sont une autre âme de la ville.
Il est pourtant une mer immobile, dont les vagues épousent les collines, magiques harmonies d'éclats ocre et de blanc, la mer des toits de Lisbonne.
Une mer immobile et changeante avec le soleil, selon le belvédère d'où on les observe, au franchissement d'une courbe, au basculement d'un palier, toits de tuiles modernes ou anciens à quatre pans qui signent leur origine.
Une signature qu'on retrouve jusqu'en Asie, dans ce qu'il reste de bâtiments de l'époque des éphémères conquêtes portugaises, par exemple dans la belle ville de Galle au sud du Sri Lanka.
Comme à Porto sa rivale du nord, la base des toits les plus anciens se relève en légère envolée comme une jupe soulevée par le vent ; délicate élégance, à peine une inflexion.
Ou se marient de mauve quand fleurissent en mai les jacarandas, et parfois s'emmoussent du charme de touffes sauvages.
Des façades s'éclairent de faïences originales, ou, même dans certains recoins improbables, se parent de la lumière bleutée de beaux azulejos. On en trouve en profusion, illustrant notamment les Fables de La Fontaine en grandes fresques, dans le Monastère St Vincent de Fora. Pas la peine de se laisser submerger par les oeuvres exposées au Musée des Azulejos.
La longue Avenue de la Liberté, spacieuse et assez majestueuse recèle d'autres façades dont l'architecture semble d'inspiration vénitienne, un doux et lumineux flamboiement à la Burano, qu'ombragent les platanes.
Le style manuélin (Monastère des Hiéronymites...) est renchéri en fantaisie moderne avec la façade de la gare de Rossio au bas de l'Avenue de la Liberté.
Lisbonne juxtapose allègrement et fait cohabiter baroque, Art Déco, Art Nouveau...
... l'Art Nouveau qui estampille quelques boutiques.
Comment s'en détacher sans passer aussi par deux lieux de la qualité de vie -gustative- portugaise, sur les quais du Tage?
L'un est le "Mercado da Ribeira", l'ancien bâtiment de 1882 du marché couvert de Lisbonne, reconstruit après incendie en 1930. La revue Time Out en a fait un lieu moderne et attractif qui regroupe l'activité de marché traditionnel et une quarantaine de "points de restauration" très divers, bien plus sympathique et beaucoup moins snob que la section restauration du Bon Marché à Paris par exemple... Courez-y!
.L'autre est la "Fabrique des pasteis de Belém", temple inégalé des gâteaux du même nom (un "pastel", des "pastéis").
L'origine en est ici à Belém, dans cette boutique où il est produit de manière toujours artisanale depuis 1837 ; rançon du succès, l'attente peut être longue.
Seuls ces petits gâteaux fabriqués ici peuvent porter le nom de "pasteis de Belém" ; fabriqués ailleurs dans le reste du monde (très populaires au Brésil, en Chine via Macao au départ), ce sont les "pasteis de nata", banalement "pâtisseries à la crème".
Fuyons presque toutes les imitations vendues sous ce nom à Paris.
3- Chevalerie au pantographe et autres élévateurs
Les légendaires tramways anciens sont une autre icône lisboète. Vivement peints, hauts sur roues, robuste intérieur, de laiton parfaitement fourbi et de bois doré poli, ils grincent et oscillent comme des nefs urbaines.
Vaillants, ils sillonnent les collines, les pentes, franchissent dans un cri métallique strident les vieux aiguillages, à vif d'acier étincelant usé par les passages.
Très mobiles, exténués, indestructibles, ils repoussent du mufle les voitures qui s’aventurent trop près. Une sorte de chevalerie canaille, tonique, en perpétuel mouvement, le pantographe en guise de lance.
Sarcastiques, sur la Place du Commerce ou celle de Figueira, ils croisent leurs jeunes et douillets concurrents modernes, longs et articulés qui se tortillent comme bourgeoise en jupe trop serrée, à qui ils laissent les faciles trajets de sofa le long des quais plats.
Un de leurs vieux frères, ahanant, gravit lentement une dure pente presque rectiligne, l’air d’un vieillard à la lippe offusquée, décoré de tags qui lui donnent un côté « funny » culaire.
Car la raideur des pentes a depuis la fin du 19ème siècle conduit à faciliter la vie des lisboètes avec 3 funiculaires : Bica, Lavra et Gloria, mis en oeuvre avant 1892.
Jusqu’à construire même en 1902 un « élévateur » métallique néo-gothique, l’ascenseur de Santa Justa, prolongé d’une passerelle, que l’on aperçoit depuis d’autres belvédères et notamment depuis la Place Rossio voisine, aussi nommée Place Dom Pedro IV.
On le doit à un architecte franco-portugais, Raoul Mesnier du Ponsard, né à Porto de parents français, qui a peut-être trouvé l’inspiration dans l’Art Nouveau du moment, ou chez Eiffel, sans qu’il soit prouvé qu’il en ait été l’élève. Il a aussi contribué à la construction des funiculaires.
Laissons les tuk tuks à touristes à leur destins factices.
Loin des nuées beaucoup plus authentiques du Sri Lanka par exemple.
Pour cette douceur de vivre, pour l’empathie souriante et amusée des habitants des quartiers, ...
... pour ce fond léger de « saudade », ce sentiment qui hésite entre tristesse, nostalgie et douce mélancolie aux accents poignants du fado, ...
avec peut-être dans la mémoire enfouie le regret de la gloire lusitanienne, quand le Portugal d’après la Reconquista partait à la découverte et à la conquête du monde et allait se le partager pour un peu de temps avec son voisin et ennemi castillan...,
,..., peut-être aussi encore l’esprit lourd d’une période plus récente de liberté ligotée où le seul recours était l’amitié, et l’espoir celui de l’étincelle de jeunesse ;
avec enfin aussi cette discrétion des marins taiseux de l’ouest du continent Europe,...
.... pour cette séduction chamarrée dénuée d’arrogance, cette saveur de l’instant sous le soleil paisible ; où les anciennes générations parlent le français appris là-bas lors d’immigrations difficiles puis retournés au pays vivre le reste de leur âge, pour ces nouvelles générations qui parlent anglais et cultivent avec succès le langage des affaires internationales, qui innovent comme leurs voisins européens et repartent à la conquête du monde....
... pour tout cela et plus encore, on aime Lisbonne, intense, chavirante, mais plus sereine, moins trépidante et épuisante que Barcelone.
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