Quels sont ces artistes fantômes sur les plages, mars 2018?
Vers Khao Lak et les plages de cette région, l'Océan Indien vient clapoter sur le sable très fin, presque roux des baies et des longues rives.
Un délice pour les touristes à nager et à bronzer. L'eau atteint là assez régulièrement des températures de baignoire avec 32°C ; un bonheur pour les frileux.
La beauté naturelle des paysages se suffit à elle-même. Vouloir forcer le pittoresque, là est peut-être le mauvais goût.
Laissons donc aux hôtels l'artifice où leur plage se décore de chapelets de pierres, de galets et de coquillages collectés ici et là, suspendus aux branches des arbres de la rive ou qui viennent comme des cairns très maladroits s'accumuler sur les souches échouées.
Ou bien s'agit-il d'une coutume bouddhiste locale à destination des touristes régionaux?
Les vastes rives regorgent pourtant de recoins riches de belles curiosités naturelles.
Par exemple, au nord de notre hôtel, de magnifiques rochers gris-bleu, d'autres plus clairs, parfois veinés, polis et creusés par l'érosion, forment des crêtes en forme de nageoires ou des stries parallèles, semblent prêts à bondir comme un dauphin hors de l'eau, où figurent des lions de mer avachis, ou bien encore dessinent des sculptures spontanées sur la pente de sable que borde l'orée dense d'une forêt émeraude.
Plus loin, de beaux arbres au tronc robuste se penchent sur le sable et ombragent la plage de leurs larges et épaisses feuilles vernies.
Ils se chargent de magnifiques efflorescences, de délicats bouquets de filaments blancs dont l'extrémité rougit, de gros boutons blancs, pressés d'exploser.
Une fois épanouies, la nuit, les fleurs tombent au sol, emportées par l'alizé, abandonnant parfois une sorte de très long pistil.
Le fruit a la forme d'une grosse poire quadrilobée renversée ; une fois tombé, il brunit en séchant.
La partie inférieure est une sorte de bec, moqueur comme un bec de dodo ; renversons-le, le bec en haut, et voilà qu'il peut évoquer un "bonnet de curé", en tout cas celui des temps anciens.
C'est le nom commun qui lui est donné en français, ou bien "bonnet de prêtre", voire carrément "bonnet d'évêque" (une variante qui remonte dans la hiérarchie religieuse).
L'arbre est le "badamier d'Inde", son nom scientifique est "barringtonia asiatica".
L'effet toxique de son amande était utilisé par les pêcheurs pour endormir les poissons et les capturer ; d'autres disent pour les empoisonner (mais qui osait manger des poissons empoisonnés). D'où son nom en anglais, "sea poison tree".
L'étrange est pourtant ailleurs, quand à la marée basse, la mer libère le sable encore luisant mais déjà ferme.
Voici l'oeil attiré par des figures insolites, presque régulières qui apparaissent sur tout le sable de la plage.
Radiales autour d'un point central, chacune d'elles dessine des sortes de secteurs arborescents qui s'évasent en cercles concentriques
Elles évoquent parfois, remarquable hasard, un petit palmier, et se combinent successivement jusqu'à emplir l'espace du sable maintenant presque sec.
Belles et étonnantes oeuvres d'art modernes spontanées...
Pourtant, impossible nulle part d'en trouver les auteurs.
L'observation attentive conclut en tout cas qu'il ne peut s'agir de la main de l'homme, incapable de mettre autant de légèreté sans laisser d'empreintes parasites de pied ou de main dans ce sable malléable. Ni même de quelque Aliboron sur coussin d'air.
Alors, d'où viennent ces oeuvres foisonnantes, discrètes et fascinantes, éphémères, toujours renouvelées après chaque marée, puis à nouveau effacées.
Si éloignées des indestructibles pétroglyphes humains, par exemple de Monument Valley en Arizona, ou de la Vallée des Merveilles dans notre Mercantour?
Qui sont ces artistes fantômes?
Si extraordinaires dans la récurrence persistante à créer ces oeuvres, ils ne peuvent être mus que par l'instinct, et donc la nécessité. Loin de l'étonnement humain qui peut y voir de l'art.
Zoomons.
De fait, chaque figure est centrée autour d'un trou de sable de quelques millimètres de diamètre. Nos artistes sont de petits crabes rapides, transparents, si rapides que, quand on les aperçoit enfin, on croit plutôt voir un fétu léger emporté par le vent sur la sable, sans qu'il soit possible de les photographier. Et l'instinct qui les guide là, c'est la faim.
De leur "terrier" ("sablier" conviendrait mieux mais c'est déjà pris) profond d'au moins 1 m, ils sortent après la marée qui amène toutes sortes d'infimes restes comestibles, invisibles pour l'oeil humain.
Car ces charognards omnivores goûtent à tout les débris de carcasses, vers, poissons, palourdes, d'autres crabes... qui tombent sous leurs pinces asymétriques.
Une autre bonne raison de leur quasi-invisibilité : ils sont plus ou moins couleur sable, se déplacent brusquement, très vite (2 à 3 m/s), changent de direction, affamés qu'ils sont, et ainsi capables d'échapper à leurs prédateurs.
Leur nom savant est "ocypode" ; la belle étymologie grecque, issue de l'une des trois Harpies, signifie "celle qui vole vite".
Pas étonnant qu'on ne les ai pas vraiment aperçus, et que leur nom courant soit "crabes-fantômes".
Insaisissables dans la production de leur création, après la marée, ils entretiennent leur "terrier" en extrayant les grains de sable, et en recherchent hâtivement leur nourriture.
Se dégageant de leur trou, ils en expulsent des grains très formatés qui s’organisent en variations de figures remarquables au gré des chasses fulgurantes de l’artiste.
Juxtaposez les artistes, et la plage devient à elle seule une précieuse œuvre d’art, jusqu'à la marée suivante.
En tout cas au moins tant qu'ils ne sont pas trop nombreux ; sinon, la plage est totalement micro-labourée et redevient ... une plage banale.
On peut en tout cas se demander si les mêmes crabes artistes transportés sur une plage bretonne dessineraient, non des palmiers, mais des bulots?
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