Utah,
ranchs, éperons et pétroglyphes
autour de Torrey
A Moab, notre circuit atteint depuis Las Vegas le point le plus à l'est de notre boucle.
La visite repart donc de là vers l'ouest.
Utah, depuis Moab à travers le désert de San Rafael
La 191 mène d'abord vers le nord, jusqu'à "Crescent Jonction".
Le trait direct du bitume fonce vers ces monts ("Christmas Ridge" et plus à gauche "Hatch Mesa"), qui semblent proches.
A 1750 m d'altitude, ils dominent de plus de 200 mètres le plus bas de la vallée.
Pourtant on ne les atteint qu’après 20 ou 30 km interminables : le relief se dérobe à mesure qu’on avance.
Sur ces monts gris, nervurés d'érosion au-dessus de Crescent Jonction, se loge le site de dégagement des résidus d'uranium, hors de toute population (dit-on) transportés depuis Moab en train spécial.
Puis la route vient buter contre le relief et croise la 70 qui longe celui-ci. Il faut la prendre vers l'ouest. Simplicité des tracés au plus court.
Des monts érodés rivalisent de légères nuances aquarelles.
Sur l'autoroute qui serpente, un panneau avertit qu'aucun "service" (aucune station service) n'est disponible avant 100 miles, soit 160 km.
Si l'on poursuivait sur celle-ci.
Les éperons obliques au loin sont le Récif de San Rafael (San Rafael Reef), restes d'un vieil anticlinal brisé, lui-même partie d'un grand ensemble géologique appelé le Ballon (ou le Dôme) de San Rafael (San Rafael Swell), bien décharné par l'érosion.
Le franchissement de la Green River se fait presque incognito si ça n'était les plaques de verdure autour de son lit (zones d'irrigation).
Puis juste avant de passer la rivière San Rafael (vallée ci-dessous), qui rejoint la Green River plus loin au sud, on bifurque vers le sud sur la route 24.
... pour aborder le désert San Rafael. Un désert de plus pourrait-on dire...
Mais celui-là offre de telles analogies géographiques avec la planète Mars que le Centre de Recherche sur le Désert de Mars (Mars Desert Research Station) a été implanté par là.
Rien, pas d’obstacle au regard qui accommode à l’infini.
L'immensité est bordée très à l'écart par de longues chaînes rectilignes de massifs réguliers d’altitude modérée.
Les effets de l'érosion sur les couches géologiques composent là encore de superbes panoramas, des reliefs doux calottés, de très puissantes et hautes tables, des mesas, comme la "Factory Butte".
Immensité des plateaux et des vallées, routes rectilignes à l‘infini. Leur tracé s’infléchit parfois en longues courbes avant de reprendre une autre rectitude.
Avec l’absence de ligne de bus ou de voie ferrée autre que pour le minerai, point de salut sans la voiture.
Son usage est facilité par le coût du litre de carburant, à peu près deux fois moins cher que chez nous.
Mais la voiture doit être entretenue, confortable, capable de parcourir ces immenses espaces sans panne. La vitesse reste limitée : jamais supérieure à 75 mph, le plus souvent à 65 mph, et fréquemment à 50 mph.
Chers compatriotes qui résistez à la limitation à 80 km/h (environ 50 mph) dans nos campagnes, ici, on y est depuis des décennies et les routes sont beaucoup moins sinueuses.
Au milieu du désert sur le bord de la route, un haut tertre semble fait de couches de briques usées, arrondies, comme le vestige encore debout d'une ruine abandonnée de Tamanrasset.
En face, un nuage en chapeau s'accroche à une table de strates ; quelque part par là est la "Goblin Valley", à cause d'innombrables petites colonnes qui évoquent des lutins (les gobelins).
Mais il serait vain d'avoir tout vu.
Utah,
le long de la rivière Fremont
Bientôt voici le hameau isolé de Hanksville. De somptueux spectacles du travail d'érosion continuent de fasciner.
C'est là que la rivière Fremont rejoint le ruisseau "Muddy Creek" (ruisseau boueux), pour former la rivière "Dirty Devil" (sale diable) qui se jette en aval dans le Colorado.
Actifs seniors américains
Dans ce tout petit village très authentique, un seul magasin-épicerie.
Malgré son ample dimension, il semble n’être tenu que par une dame âgée très alerte, bien droite, visage creux et sourire lumineux, archétype de ces retraités américains tenus de compléter leur revenu par un emploi tardif.
Elle prépare avec les produits locaux (laitue, viande de dinde…) un sandwich abondant qu’elle prend le temps de faire avec soin pour moi.
Entre les quelques rayons de ce seul « General Store » sillonne un homme corpulent, un peu hideux, teint blanc, souriant, que l’on croit d’abord handicapé, les yeux exorbités à la manière de « M le Maudit ».
Seul autre client que l’on croise ici, il vient vers nous et explique dans un français avec accent qu'il est mormon, et qu’il a séjourné quelque temps en mission dans la région de Strasbourg.
D’où sa pratique du français, qu'il nous a entendu parler.
Etonnante rencontre en ce pays isolé.
Puis la dame du magasin livre son sandwich avec son empathie naturelle qui emporte notre sympathie.
Si bien qu’après ces quelques instants passés, nous les quittons avec des échanges presqu’empreints d’émotion, sur des « very happy to see you » mutuels, chaleureux et sincères.
Nombreux sont ces seniors, forcément très alertes, desservant les tables dans les restaurants, conduisant des bus tout en commentant au micro le paysage, assurant l’accueil dans les hôtels, conduisant comme au lac Powell un bateau...
De fait, une véritable institution.
Dans les prairies d'herbe grasse paissent des troupeaux de vaches noires, au pied d'une mesa près du petit village suivant, celui de Caineville. Sur les pentes ravinées, les arêtes restent vives.
Voici venue une région de cow-boys.
Bientôt se haussent les reliefs escarpés du parc de Capitol Reef.
La Fremont dans son lit devenu encaissé, déploie ses nombreux méandres nerveux, que sécante au plus court la 24. Un peu en amont de Torrey, elle se nomme "Sulphur river" et en amont encore vers la source "Sand river".
Loin d'être un torrent, la rivière est tranquille. Avec les peupliers qui la bordent, elle fait un cadre bucolique et riant dont la verdure s'harmonise avec l'ocre brut et intact des falaises.
la rivière Fremont
la 24
la falaise
les peupliers
De l'eau, des recoins refuge contre la rigueur du climat, il n'en fallait pas plus pour que cette petite région ait été choisie par les populations amérindinnes anciennes, puis par les mormons pour s'installer, voire prospérer.
Un ancien peuple prospère
(informations issues des panneaux du pied de falaise)
De nombreuses traces (objets, ustensiles, et pétroglyphes) datant de la période de 300 à 1300 prouvent que des amérindiens avaient élu domicile dans cet oasis de roches rouges.
Ils sont nommés les "Fremont" par les archéologues euro-américains (du nom de la rivière).
Mais les tribus amérindiennes actuelles rejettent ce nom attribué à leurs ancêtres, qui ont vécu là pendant 4000 ans, bien avant l'arrivée des européens.
Pour les Hopis, ce sont les "Hisatsinom" (les peuples d'avant) et pour les Païutes, les "Wee Noonts", (le peuple qui vécut les jours anciens).
Ils cultivaient, cueillaient, chassaient, mais étaient aussi potiers, maçons.... et avaient mis en oeuvre un système rudimentaire d'irrigation.
Ils stockaient le grain pour faire face aux rigueurs de la saison froide. Leurs habitations étaient des cavités creusées à demi dans le sol et la roche, couvertes d'un toit végétal.
Outre une spiritualité bien marquée, ils vivaient suffisamment prospères pour fabriquer des bijoux, des breloques, des poteries, des objets de vannerie, et surtout raconter leur vie avec les pétroglyphes gravés ou peints au pied de la falaise.
Leur trace disparaît après 1300, à cause des guerres, de la sécheresse, de l'épuisement des ressources. Ils auraient été assimilés à d'autres tribus.
Mais les Hopis croient plutôt qu'ils ont migré vers le Centre de l'Univers "Tuuwanasavi".
Pour contempler les pétroglyphes sans dégrader le site, un ponton de bois permet de parcourir le pied de falaise rassemblant le plus de ces oeuvres.
Artistes cousins lointains, mais proches d'inspiration, de ceux par exemple de la "Vallée des Merveilles" dans le Mercantour.
En poursuivant la route 24 vers l'ouest, l'encaissement des falaises s'évase, dégage une plus vaste vallée verdoyante, adossée à une haute falaise rouge.
Là, sur un embranchement se trouve le hameau nommé Fruita, principalement du fait d’un ancien et assez vaste verger créé par les Mormons avant le début du 20ème siècle.
Les quelques maisons et cabanes ne sont plus guère là que pour témoigner de la vie de ces temps des pionniers.
Les visiteurs US sont nombreux, un peu ici dans un esprit de kermesse à l’ancienne.
Le site ne manque pas de grandeur, mais ce qui suit en continuant sur la route « Scenic Drive » vers le sud est plus spectaculaire encore.
Mormons à Fruita et origine de Fremont
Comme les amérindiens avant eux, les Mormons ont reconnu l'attrait et les atouts du site de Fruita.
« Venus là vers 1880, ils survivent en totale autonomie, construisent un système d’irrigation pour les vergers (cerises, pêches, pommes...) qu’ils ont créés ; les premiers tracteurs ne sont utilisés que vers 1940 et l’électricité n'arrive qu'en 1948. Stockage de la nourriture, viande fumée, fruits séchés, vêtements, équipement de la ferme, maisons de bois, jouets, tout était fait sur place ; et rien n’était gaspillé... ».
Fremont, le nom de la rivière, mais aussi celui que les européens ont attribué aux amérindiens des origines, sonne français. On l'écrirait volontiers Frémont avec accent.
Ce nom était celui d’un explorateur puis homme politique et général américain, John C. Frémont, dont le père était un réfugié québécois Louis-René Frémont né à Québec en 1768, et son bisaïeul un français de St Germain en Laye émigré au Canada.
Utah,
pistes à Capitol Reef
La diversité des couleurs dans cette constante tonalité ocre que tranche souvent une couche d’un blanc presque immaculé est remarquable et se décline sur toutes sortes de reliefs en plateaux ou en cônes érodés, s’harmonisant souvent avec la verdure rase du fond de la vallée de la Fremont.
Le ciel sombre qui tapisse l’arrière-plan et le jeu des rayons du soleil soulignent les strates horizontales, en panoramas encore différents, magnifiques et sauvages.
Veines presque verdâtres, cônes pointus de blancheur, blocs rocheux bistre, la route encore bitumée conduit à un autre embranchement qui cette fois à gauche devient une piste.
C'est la route nommée « Capitol Gorge », qui est un long et sinueux défilé très spectaculaire, où parfois la fraîcheur des couleurs des roches est celle des premiers jours.
Au bout de la piste, soulevant derrière nous une poussière ocre très sèche avec notre voiture qui n'est pas un 4x4, voici un parking qui est aussi une impasse, et un point de départ pour randonnées.
Encaissée entre des parois ocres sculptées par le vent et le sable, ses parois sont creusées d’alvéoles en réseau gruyère (ou plutôt emmenthal), ailleurs plus nombreuses comme la peau d'un visage grêlé par la variole.
Là se nichent peut-être de ces reptiles du désert du monde de Lovecraft.
Par là, vers le sommet de la falaise, une arche a été nommée « Cassidy Arch », du nom du fameux bandit « Butch Cassidy » qui s’y serait réfugié ; il semble bien y avoir écumé la région dont d’autres lieux portent aussi son nom. On ne peut accéder à cette arche que par une longue randonnée de haut balcon que l’on dit assez spectaculaire.
"Cassidy Arch"
"Butch Cassidy"
Né en 1886 à Circleville au nord de Bryce Canyon, il meurt en Bolivie vers 1908, après une vie de larcins, de pillage et de meurtres dans un gang où il s’associe notamment avec « Sundance Kid ».
Quelle délicatesse et quel charme empathique se dégage de ce visage...
Utah,
Torrey, coquet village du pays des cow-boys vigilants
Voici enfin l'avenant, prospère et assez banal petit village de Torrey. Il s'étire le long de la route 24 bordée de grands arbres, notamment de vieux et noueux peupliers ("cottonwood"), les pieds dans une modeste rivière pas plus grande qu'un fossé, nommée "Torrey Canal" (son parcours a certainement été rectifié).
Celle-ci permet l'irrigation de grandes prairies à bétail encadrées de barrières.
Le coquet village ombragé étale autour de la petite église et d’une ancienne école en bois d’époque (le premier établissement public), bien conservée, quelques grandes maisons éparses et des boutiques souvenirs fourre-tout.
A l'écart de l'axe de la 24, les habitations laissent vite place dans une vaste vallée au sud, à de grands enclos ceinturés de barrières blanches, autant de ranchs, dominés plus loin par un massif montagneux qui s’élève.
Un panneau devant l’une d’elles indique « get away » ; un propriétaire trop importuné par les visiteurs certainement, et doté d’un sens aigu de sa propriété très privée.
Le marché des producteurs locaux, modeste enfilade d’étals espacés sur... 50 mètres, se tient chaque jour entre 16h et 18h, le long de la route 24 au centre du village.
Un petit orchestre « country » et authentique de vieux habitants en habits traditionnels, chante et joue, pour certains d’un banjo, d'un violon.
Le répertoire à peine audible (pas d’ampli) semble appartenir à la tradition locale et chacun y va de sa partie avec le sourire blasé et bonhomme de ceux qui ont longuement répété.
Ailleurs un jeune producteur barbu et très cordial vend des œufs frais, sous le qualificatif « pastured-raised eggs…». Intrigué, je discute avec lui de ses œufs de poules qui courent dans l’herbe (pas les œufs, les poules), naturellement bio (« organic »).
En vue d'une prochaine élection, le portrait grand format du shérif candidat (a-t-il des challengers?) trône en pleine moustache, chevelure blonde trumpesque, avec à l’arrière une statue de bison.
La solidarité locale compte sur la vigilance de tous pour assurer la sécurité, au cas où. Un panneau officiel très explicite invite à signaler sans délai les comportements jugés suspicieux ou anormaux : "toute personne ou activité douteuse doit être signalée immédiatement au bureau du sheriff".
En face du marché sur l’autre bord de la route après avoir franchi le ruisseau, dans une maison ancienne qu’il a totalement et patiemment restaurée en respectant la qualité des matériaux et l’architecture d’origine, un vieux monsieur ouvert et digne vend des produits artisanaux locaux, et de petites œuvres d’art assez originales et de belle facture.
Les conversations locales entre les gens du village qui se connaissent ou se reconnaissent vont bon train, pendant que sur la route passent en vrombissant d’énormes pick-ups et que déambulent deux cavaliers (les seuls que nous verrons), stetsonnés de la tête et éperons aux bottes.
Notre hôtel, perché sur un petit plateau où le vent du soir se fait âpre, à peine à l'écart du village, regorge de symboles locaux propres aux cow-boys et aux ranchs, aux chevaux et à la conquête de l'ouest.
Si bien qu'outre les chambres très "western" (chevets en montage de fers à cheval...) , il propose aussi d'habiter des chariots bien reconstitués -en tout cas vu de l'extérieur- de l'époque de la conquête, climatisation en plus. Le nom même de l'hôtel, "Broken Spur Inn", l'auberge de l'éperon brisé, exprime le contexte.
Au total cependant, peut-être doit-on l'omniprésence de la très appuyée représentation "western" à l'absence presque totale d'autres témoignages plus directs.
Enfin, il manquerait à l'authenticité ces superbes et rutilantes Harley Davidson.